«La musique de Depeche Mode nous survivra» Dave Gahan

Dave Gahan: " je me suis toujours senti comme un imposteur "

 

Alors que Depeche Mode célèbre ses 40 ans, le chanteur s’offre une mise en abyme dans un album de reprises crépusculaires avec Soulsavers. Rencontre exclusive.



À 59 ans, Dave Gahan fait toujours preuve d’humilité et d’élégance. C’est avec les mots des autres et ses amis de Soulsavers, le groupe anglo-américain avec lequel il a déjà enregistré deux albums (“The Light The Dead See” en 2012 et “Angel & Ghosts” en 2015), qu’il choisit de dresser le bilan d’une existence bousculée. Des sommets avec Depeche Mode aux gouffres de sa vie privée (deux divorces, une tentative de suicide, une mort ­clinique de deux minutes suite à une overdose), tout se retrouve en filigrane dans ”Imposter”, ­disque de douze reprises flamboyantes enregistrées sous les palmiers de Malibu. En se confrontant à l’univers de Bob Dylan, Neil Young, The Birthday Party (où officiait Nick Cave), Cat Power, PJ Harvey, le bluesman Elmore James mais aussi de Charlie Chaplin via l’adaptation de Smile, extrait du film Les temps modernes, le chanteur de Depeche Mode rappelle qu’il reste l’une des “voix” les plus bouleversantes de la pop moderne. Loin des hymnes synthétiques de ­Depeche Mode, il chante ici la mort, la quête de rédemption, les cœurs brisés et les parts d’ombre qui sommeillent en lui, le tout enrobé d’une ­musique organique aux ambiances religieuses. “Plus que des auteurs, j’ai choisi des interprètes ­capables de m’emmener dès la première écoute dans une histoire sans même que je prête attention aux mots”, nous explique-t-il en exclusivité via un ­laptop posé sur la table du salon de sa maison sur l’île de Montauk, à l’est de New York.

Quand est née l’idée de cet album?

Après la tournée mondiale ­Global Spirit de Depeche Mode qui s’est terminée en 2018, Rich Machin de Soulsavers m’a proposé qu’on retravaille ensemble, mais je n’avais pas l’énergie créatrice pour écrire. On s’est dit que nous allions essayer de faire des reprises. J’ai financé moi-même le projet sans savoir si ça allait se concrétiser par un album. Nous nous sommes installés au Shangri-La, un studio magnifique à Malibu, en Californie, qui appartient au producteur Rick Rubin (Johnny Cash, Red Hot Chili ­Peppers, Kate Tempest… – NDLR). Dans le jardin, face à la mer, Rick a installé l’ancien tour bus de Bob Dylan. Tu vas chiller là-dedans sur la couchette où Dylan se reposait et ça te transmet plein de bonnes vibrations. C’était féerique comme expérience. J’avais pris un hôtel non loin de là. ­Chaque soir, je m’y rendais en longeant l’océan Pacifique. Je regardais le soleil se coucher en ­écoutant la chanson qu’on venait d’enregistrer. Et je trouvais ça bien.

Quelle chanson a servi de déclic?

The Desperate King Of Love de PJ Harvey. Je voulais commencer par une chanson contemporaine. J’y suis allé de manière frontale, directe, sans artifice. Comme PJ Harvey la chante sur son album “Uh Huh Her” (2004). Ça nous a donné la bonne tonalité pour la suite. Il y a une progression narrative dans “Imposter”. Je reconnais que c’est un ­disque sombre mais il se termine par le lumineux Always On My Mind popularisé par Elvis Presley. Nous ne voulions pas d’une suite de chansons, mais d’un album qui s’écoute du début à la fin, un peu comme on lit un bouquin. Ce matin, avant de faire cette interview, je me suis enfilé les quatre faces du double LP “Exile On Main Street” des Rolling Stones. C’est génial. En choisissant des titres de PJ Harvey, de Cat Power, de Mark ­Lanegan ou des classiques de Bob Dylan ou du bluesman Elmore James, on s’adresse forcément à des “music lovers” qui apprécient d’écouter un ­disque en entier et pas en piochant.

L’imposteur qui donne son titre à l’album, c’est vous?

Ce titre s’est imposé de lui-même. Je me suis toujours senti comme un imposteur. Au début de Depeche Mode, avant d’écrire moi-même des chansons, je n’étais “que” l’interprète des idées de Vince Clarke et Martin Gore. Je culpabilisais car j’avais l’impression de ne pas faire ma part de travail. Dans mes deux premiers mariages, dans mes relations, j’ai aussi agi comme un imposteur. J’ai merdé beaucoup de choses à cause de ça. Je ne cherche pas d’excuses. Quand ton métier c’est d’être “entertainer” et que tu le pratiques de manière assidue chaque soir dans les plus grandes salles du monde, tu finis par croire que c’est ça la réalité de tous les jours. Et ça devient très confus dans ta vie personnelle. Sans Jennifer (Jennifer Sklias, son épouse depuis vingt ans – NDLR), je ne serais pas là à te parler aujourd’hui. Elle m’a aidé à trouver mon équilibre. Mais il m’a fallu longtemps pour comprendre où il était.

Avez-vous l’impression d’en dire plus sur vous-même sur ce disque que sur les albums de Depeche Mode ou vos enregistrements solo?

Les chansons que j’ai choisies pour “Imposter” disent des choses similaires à celles que j’ai écrites sur les derniers disques de Depeche Mode ou sur mes albums solo. Ce ne sont pas les mêmes mots, mais ça touche aux mêmes émotions: les actes manqués, le sentiment d’être perdu, ce vers quoi on tend. Dans “Imposter”, il y a aussi, comme dans mes textes, cette manière de s’exprimer avec une pointe de sarcasme et cette méfiance par ­rapport au mode de vie rock and roll.

C’est en vous entendant chanter Heroes de David Bowie dans une fête scout en 1980 que Vince Clarke vous a proposé le poste de chanteur de Depeche Mode. Bowie n’avait-il pas sa place sur ce nouvel album?

Toutes les personnes à qui je fais écouter “Imposter” me posent cette question. Bien sûr que j’y ai beaucoup pensé. Lors du Global Spirit Tour, nous chantions Heroes sur scène avec Depeche Mode. Bowie est toujours en moi. Il est toujours près de moi. Actuellement, je replonge surtout dans ses albums “Station To Station” et “Low”. Pour “Imposter”, j’avais pensé à Cracked Actor qui figurait sur son album “Aladdin Sane” en 1973. C’est une de mes chansons préférées de Bowie. Mais les choses se sont enchaînées très vite à Malibu et on n’a pas eu l’occasion de jouer Cracked Actor.

Vous vous attaquez à Not Dark Yet, sans doute la chanson la plus sombre du répertoire de Bob Dylan. En quoi elle vous touche?

Quand on dit Dylan, on pense à ses grands albums des années 60. Je voulais lui rendre hommage avec un titre plus contemporain. Not Dark Yet est tiré de “Time Out Of Mind”, en 1997, l’album qui marque un peu le retour en grâce de Bob Dylan, après des années où il intéressait moins de monde. “J’ai suivi le cours du fleuve et je suis parvenu à la mer. La nuit n’est pas encore tombée, mais elle descend…” Personne d’autre que lui n’aurait pu écrire un truc comme ça. Le narrateur, sans doute Dylan lui-même, sait qu’il est arrivé au bout de quelque chose. Ça parle peut-être de la mort, de la fin de l’existence ou de la fin de sa ­carrière. C’est une chanson crépusculaire, mais Dylan y met beaucoup d’ironie. Cette chanson me définit aussi. Il ne fait pas encore nuit chez Dylan, il reste encore un peu de lumière et d’espoir. Ça me va très bien…


**** Imposter, Dave Gahan & Soulsavers, Sony Music

Egger Ph.